OCÉANIE - Les arts

OCÉANIE - Les arts
OCÉANIE - Les arts

De tous les arts improprement dits «sauvages», parce qu’ils échappent aux canons esthétiques ressassés en Occident, les arts d’Océanie offrent la plus grande variété, tant du point de vue de la forme que de celui de la couleur. À la multiplicité des expériences humaines tentées sur le plan des institutions comme sur celui des structures répond celle du jeu de la lumière, des volumes présents ou absents ainsi que celle des techniques. Il n’y a rien que puisse réclamer comme sien l’art moderne occidental, que l’Océanie n’eût imaginé avant lui à ceci près que le métal lui était inconnu; par contre, pour le mélange de matériaux différents et pour les «collages», cette région du monde a fait mieux que nous, en particulier en ce qui concerne le maniement des glus et des résines végétales.

Cette richesse d’invention n’a malheureusement pas été étudiée comme elle aurait dû l’être. À part quelques auteurs allemands ou hongrois, en particulier le baron Ludwig von Biro (golfe Huon et île Tami), la très extraordinaire production artistique recueillie par les premiers observateurs l’a été au seul titre de curiosité, ou de présentations idolâtres. Les magnifiques sculptures polynésiennes conservées au British Museum ont dû leur survie au désir d’un missionnaire de la London Missionary Society, John Williams, qu’elles échappent à l’autodafé public réservé aux effigies divines par les évangélistes polynésiens: pour que sa démarche ne soit pas interprétée défavorablement par les nouveaux convertis, Williams fut obligé d’attacher les «idoles» aux vergues du navire missionnaire et de s’engager à les envoyer en Angleterre en témoignage de l’accession à la vraie foi de leurs anciens sectateurs.

Le premier résultat de la curiosité des Blancs, curiosité soutenue sinon renforcée depuis, aura été d’emplir les collections publiques et privées de dizaines de milliers d’œuvres d’art dont la plupart sont inconnues du public. Il n’y a nulle part, même si l’on totalise tous les moyens disponibles, de surfaces d’exposition permettant de les présenter. Jusqu’à présent, peu d’œuvres ont été publiées, et l’on s’est trop souvent contenté de reproduire les mêmes, privilégiant certaines formes aux dépens d’autres, créant de toutes pièces un classicisme océanien qui n’a jamais existé. De ce point de vue, et par manque de connaissances, quoique la situation s’améliore progressivement, aucune synthèse proposée ne justifie la valeur scientifique à laquelle elle prétend. Nos propres tentatives n’ont pas fait exception à cette règle.

Aux lacunes évidentes de notre science, il convient d’ajouter le manque de sérieux dans la méthode. L’histoire de l’art occidental se fonde à la fois sur l’analyse de l’œuvre et sur tout ce que l’on sait des circonstances l’ayant entourée. L’art océanien ne nous livre aucune donnée événementielle scientifiquement précise, sinon à de rares occasions, au cours des dernières années, juste avant que certaines formes d’art ne se commercialisent (Australie du Nord, Vanuatu, Maprik). Les archives manquent ou, si elles existent, restent à dépouiller, entreprise peu tentante puisqu’on sait que seuls quelques détails (essentiels peut-être) y sont enfouis au milieu de l’amas incohérent de sottises écrites par des générations successives d’Européens installés sur place, et dont le statut social était imaginé en fonction d’un mépris affiché pour les cultures locales. Si la première génération d’Occidentaux avait eu de la curiosité, les suivantes n’ont témoigné que d’incoercibles a priori. Les moins dramatiques n’ont pas été ceux des spécialistes; c’est ainsi que Bronislaw Malinowski, qui a commenté superbement les postures érotiques aux îles Trobriand, n’a laissé aucune information sur l’art de cette région.

Notre ignorance explique peut-être en partie à la fois nos interrogations et les réponses un peu naïves que nous leur avons si souvent données, admirant de confiance ce à quoi nous pouvions accrocher une étiquette romantique. On ne parle plus d’idole et le paganisme n’est plus une tentation globale; on croit apporter une détermination en appliquant le mot d’ancêtre à des œuvres très diverses; ainsi, «poteau d’ancêtre» ne veut rien dire d’autre sur une étiquette que: poteau – si poteau il y a – portant une sculpture identifiable comme la représentation d’un visage humain; on confond masque et coiffure, et l’on qualifie de cérémoniel tout objet porteur d’un décor. En réalité, nous transférons aux antipodes l’idéologie de toutes ces admirables pages de littérature esthétique consacrées aux cathédrales gothiques dressées vers les cieux comme une immense prière. Depuis lors il est mal vu de penser qu’une œuvre d’art, unanimement considérée comme telle, puisse être autre chose qu’une offrande à un dieu ou à une idée.

L’étude détaillée en laboratoire avec des moyens modernes, nulle part encore entreprise, permettrait l’inventaire des techniques, tant du point de vue chimique ou physique (constitution des pigments, des glus, des pâtes à modeler végétales, des argiles) que de celui des techniques de taille, par rapport au matériau (bois, pierre) et à l’instrument (lame d’herminette en pierre ou en tridacne, défense de porc, canines de chien, dents de requin, éclats de pierre ou de coquillage).

L’analyse des fonctions des œuvres ne peut s’opérer ni par aire culturelle, ni par région stylistique. On l’a beaucoup fait néanmoins et on continue de le faire. Il convient de savoir qu’à ce niveau tout jugement général est injustifié. On ne peut connaître la fonction de l’objet que là où il a été fait ou sculpté et là où il a été recueilli; ce n’est souvent pas le même lieu. Or l’information en matière de localisation est presque toujours d’une extrême pauvreté, en particulier dans les inventaires de musées, si prestigieux soient-ils. Si proches que puissent être le lieu de fabrication et le lieu de découverte, leurs situations culturelles respectives ne se recouvrent jamais exactement et peuvent même être fort dissemblables.

Le statut de l’artiste justifierait plus aisément des constatations de portée plus large. Quel que soit le sort destiné à sa production, le créateur joue dans une culture un rôle qui se rapproche fort de celui de chacun de ses émules, qu’il soit ou non étroitement spécialisé ou que chaque individu mâle de la société considérée puisse être visité par l’inspiration ou non.

Un dernier aspect demande à être éclairci: quels sont les moyens et les formes de transmission des objets d’art entre individus et les circuits formalisés d’échange auxquels cette transmission peut être intégrée? On connaît le circuit dit de la kula , décrit par Bronislaw Malinowski, sans toujours se rendre compte qu’il n’est nullement fini, mais se prolonge à l’est et à l’ouest en particulier le long de la côte nord de la Nouvelle-Guinée, sans qu’il y ait de solution de continuité entre les échanges dans l’aire de la kula et le circuit incomparablement plus étendu qui lie cette côte nord à la Nouvelle-Bretagne et aux îles de l’Amirauté.

Ainsi notre science de l’art océanien n’est-elle faite que d’une information évanescente, chacune des questions posées n’ayant, à l’heure actuelle, fait l’objet que de réponses incomplètes ou inexistantes, de sorte que, sauf exception, aucune forme d’art océanien n’est connue de façon scientifiquement acceptable. De manière générale, nous connaissons mieux les cultures que leur vie artistique, mieux les institutions que les objets qui les manifestent et qui ont pourtant été les premiers recueillis. L’influence déplorable à ce sujet de l’école fonctionnaliste et de l’anthropologie sociale de tradition britannique, qui méprisaient la culture matérielle par réaction contre l’école allemande dite du Kulturkreis , est en grande partie responsable de la non-publication, au cours du dernier demi-siècle, d’informations dont nous aurions le plus grand besoin. En matière de sciences humaines, la mode est un facteur déterminant et, sauf exception, l’ethnologue ne recueille et ne publie que ce que son milieu professionnel exige de lui.

Les aires stylistiques

Même s’il est difficile de parler, de science certaine, d’art en Océanie, nous pouvons considérer que nous avons là, et malgré ces lacunes, bien des leçons à retenir – en particulier en ce qui concerne les jugements de valeur que l’on se laisse aller à porter si souvent, au niveau du choix des épithètes, mais qui à chaque fois mettent en cause l’ensemble de notre conception de ce que peut être une recherche esthétique. On parle de styles hiératiques, figés, inventifs, multiformes, etc. On pourrait mieux spécifier une des oppositions les plus évidentes en distinguant les styles où la part d’innovation semble la plus libre, ou du moins où la vitesse de renouvellement des formes serait la plus rapide (A), et les styles où l’innovation est réduite au détail (B), nuance aisément observable par les intéressés, mais qui nous demande à chaque fois un regard attentif. On pourrait alors en proposer des listes grossières, tenant compte cependant des contraintes nées des matériaux et des techniques (les noms cités dans le tableau sont ceux qui sont généralement acceptés pour les aires stylistiques).

Bien que ce tableau soit incomplet, l’inégalité des deux listes correspond à une réalité. Les ensembles de formes relativement stéréotypées selon notre optique, malgré leur beauté, sont plus nombreux que les lieux où l’inspiration paraît avoir libre cours. On peut se demander – mais la réponse n’en est pas aisée – à quoi correspond cette opposition, si relative qu’elle puisse être.

Les îles de l’Amirauté

Les îles de l’Amirauté sont l’exemple le plus élaboré d’une situation où s’est constitué une sorte d’artisanat, chaque village étant spécialisé dans un objet particulier, à décor sculpté rehaussé d’ocre et de gomme végétale: poteaux de case, pilons et mortiers à chaux, poignards et sagaies à lame d’obsidienne, cuillères, spatules, charmes de guerre, avants de pirogue, montants et pièces de bois de lits surélevés; plats ou bols circulaires en bois, simples ou doubles, à quatre pieds et à poignées ajourées et mortaisées pour les plus grands; pendentifs en disque de tridacne (kapkap ) à décor d’écaille de tortue ajourée. Chacun a besoin de tous ces objets et se les procure là où ils sont exécutés, en échange de sa propre fabrication. Le décor est inspiré le plus souvent de la figure humaine en pied, à petite ou grande échelle: pieds rigides, tronconiques, masses musculaires globuleuses aux mollets et aux fessiers, jambes serrées et bras courts pendants, mains courtes, tête projetée en avant et comme suspendue au sommet du crâne avec pour contrepoids, à l’arrière, un chignon pendant; le visage est traité avec un nez droit, sans ailes accentuées, un prognathisme exagéré projetant les lèvres vers le bas, la bouche se confondant parfois avec le menton; les yeux sont de simples ovales dessinés, la coiffure monte verticalement pour se terminer en boule; les oreilles, au lobe inférieur largement troué, sont aplaties; des tatouages en creux, rehaussés de chaux, marquent les mollets, les cuisses et les épaules; le sexe mâle est proéminent ou recourbé vers le bas.

Un autre thème fréquent, pour les pièces horizontales comme les bois de lit ou les avants de pirogue, est la tête de crocodile, tenant parfois dans la gueule le haut d’un corps humain. Les plats circulaires adoptent parfois la forme d’un oiseau, les poignées représentant l’une la queue, l’autre les ailes et la tête; d’autres plats ont des poignées spiralées comportant une bande ajourée sur la courbure inférieure; d’autres encore ont des poignées à forme recourbée représentant un personnage humain, féminin peut-être, portant sur son dos, et à contresens, un animal stylisé.

De cet exemple, traité pourtant succinctement, ressort l’inévitable monotonie de toute description, qui doit nuancer les affirmations en indiquant les options possibles, du moins les plus fréquentes. Il n’y a rien de plus harassant, à rédiger comme à lire, que de tels passages, où, si l’on pouvait être précis, il conviendrait de recourir à un langage préalablement codé et devenu par conséquent définitivement illisible, mais permettant le passage au traitement informatique. On adopte peu à peu le procédé en attendant qu’un code satisfaisant ait pu être établi pour la description de la figure humaine, dont la complexité a su, jusqu’à présent, déjouer toutes les tentatives. L’iconographie, qui seule permet d’éviter les obscurités, peut aider le grand public; elle n’est malheureusement jamais suffisante.

Polynésie orientale

Les autres cas de stéréotypie, au moins apparente, semblent concentrés en Polynésie orientale, c’est-à-dire en fait sur ce qui a pu échapper aux feux de joie des premiers chrétiens de la région. On est fondé d’ailleurs à se demander s’il s’agit de stéréotypie: n’est-ce pas plutôt une spécialisation, par un décor déterminé, des objets affectés aux cultes divins ou aux cérémonies? On ne voit guère pourquoi on changerait une image du dieu, à moins qu’elle n’ait été détruite du fait d’un accident ou de l’ennemi; conservée avec soin, une pièce de bois dur, à l’épreuve des insectes, maintenue à l’abri du soleil et enveloppée d’étoffes végétales, résistait aisément aux injures du temps. Les plus belles pièces de la collection de la London Missionary Society sont toujours en bon état. Le comble de la stéréotypie aura été la figure du dieu Oro, dieu guerrier dont la présence au sommet de la hiérarchie divine tahitienne remonte à la dernière époque avant la christianisation: il est représenté par un entrelacement de cordelettes en fibres de coco, où des bourrelets détachés marquent à la fois les membres et les traits du visage; le culte d’Oro, sous sa forme ultime, s’étant imposé par la force et la démolition des temples marae dédiés à des divinités plus anciennes, on ne sait pas quelles avaient pu être leurs représentations matérielles détruites dès avant les autodafés missionnaires, autodafés que l’on comprend mieux si l’on sait qu’ils n’étaient pas sans précédents.

Les sculptures des îles extérieures ont par contre été conservées; aux îles Australes aussi bien qu’aux îles Cook, elles se caractérisent entre autres par l’existence d’un personnage mâle principal, au sexe proéminent, sur le corps duquel sont accolées des figurines manifestant plus de mouvement que lui; peut-être s’agit-il des représentations cosmogoniques dont certaines informations anciennes font état. Les sculptures sur pierre (tiki ), subsistant çà et là, semblent avoir été, comme aux îles Marquises, des éléments architecturaux intégrés dans les plates-formes monumentales de pierre qui, avec l’enceinte de pierres dressées, représentaient un temple à ciel ouvert; l’image divine était protégée contre les agents atmosphériques par une construction couverte, en bois et éléments végétaux.

Île de Pâques

Quelles que soient les réussites présentées par l’adaptation de la sculpture de l’île de Pâques aux matériaux dont elle disposait – branches incurvées de toromiro , seule plante arborée de l’île, bois de flottage, tuf volcanique –, il reste que la liste exhaustive des pièces se clôt aisément et que les unes se différencient des autres plus par les qualités techniques de leur travail que par une innovation artistique particulière. Depuis un siècle, cet art s’est affadi peu à peu, quand sont revenus les insulaires déportés par la force aux mines de potasse péruviennes, jusqu’à devenir en partie la copie habile d’illustrations d’ouvrages consacrés à l’archéologie sud-américaine, de façon à donner aux amateurs de mystère la marchandise même qu’ils attendaient.

La production artistique de l’île de Pâques comprend: des ornements pectoraux en croissant portant à leurs pointes une tête humaine; d’autres, décorés d’hommes à tête d’oiseau ou de lézard; des bâtons allongés à section ovale et à poignée sculptée d’un visage humain; des statuettes masculines et féminines, caractérisées par leurs orbites creusées et des corps où la peau est plaquée sur des os apparents. On a contesté l’interprétation médicale des caractéristiques présentées en particulier par les statuettes masculines dites moai kavakava , jusqu’à ce qu’on se rende compte de l’état auquel pouvait être réduite la population d’une île dépourvue de cours d’eau si une sécheresse prolongée anéantissait les récoltes de patates douces et détruisait les plantes de cueillette. Qu’on se reporte aux visions hallucinantes du degré de résistance humaine présenté par les rescapés des camps de concentration.

On notera que toutes ces œuvres, soigneusement enveloppées de pièces de tapa et conservées à l’abri la plus grande partie de l’année, présentées en public à de rares occasions cérémonielles, sont normalement dépourvues de patine et ont l’apparence du neuf, à moins qu’elles n’aient été, aussi consciencieusement qu’abusivement, cirées par des générations de maîtresses de maison européennes.

Îles Marquises

Les îles Marquises se présentent sous le signe du personnage humain à la tête globuleuse, en position fœtale, aux yeux démesurés. C’est le tiki , parfois identifié à la fausse couche, être que la vie refusée a rendu d’autant plus redoutable. Ici aussi, une certaine spécialisation par île correspond à une stéréotypie dans le produit mis sur le marché, ce qui n’empêche pas la variété dans la finesse d’exécution: les herminettes de pierre provenaient de l’île d’Ei Ao; les pilons à tête humaine, pour la bouillie du taro, de Ua Huka; les diadèmes à plaques d’écaille et de nacre, les premières seules porteuses d’un décor gravé à plat, fixées à une couronne de fibres, venaient de l’île de Hiva Oa, les parures en dents de marsouin de Ua Pou, les coiffures de plumes de Nuku Hiva, les sculptures sur bois de Fatu Hiva. Mais le décor incisé à même la peau humaine était de partout, et les anciens Marquisiens s’habillaient quasiment de tatouages. Tout cela procède d’un art apparemment statique, où l’artiste est plus maître de son dessin que de la ronde-bosse. Il convient de reconnaître que la pierre basaltique était un matériau difficile, que la forme même de la représentation humaine s’harmonisait avec les plates-formes de galets énormes où elle était placée aux points les plus appropriés, et que les groupes humains figurés sur les pendentifs d’oreille en nacre destinés à être placés en arrière du lobe inférieur donnent une impression de mouvement, malgré des moyens très économiques et plutôt symboliques: yeux pédonculés se confondant avec le bras, corps s’interpénétrant, mains disproportionnées se mêlant au corps du personnage voisin, etc.

Nouvelle-Calédonie

La Nouvelle-Calédonie apporte essentiellement un art du bas-relief, à l’exception de masques au nez remarquable et de statues en pied représentant le porteur de masques, Gomawe ou Pijopac, maître du pays sous-marin des morts et ordonnateur de la danse tournoyante et du jeu du lancer d’un fruit sauvage qui constitue l’activité essentielle de ses sujets. Deux générations de chercheurs ont permis – cas rare – de mettre en évidence le symbolisme et la fonction de ces pièces, les seules à être intégrées à un cycle mythique organisé.

Les chambranles de porte, les figures de seuil, les faîtages de cases rondes, les poteaux sculptés d’un visage tourné vers l’intérieur se placent dans une architecture raisonnée de la demeure, mais ne représentent aucun personnage spécifique et ne font l’objet d’aucune attention précise permettant de relier leur présence à une forme culturelle particulière. L’existence de variations stylistiques permet de connaître la région d’origine, parfois même la vallée, car ces sculptures voyageaient en fonction de prestations au bénéfice des parents utérins qui pouvaient les emporter, après avoir eu le droit de les abîmer à coups de hache au cours des fêtes de commémoration funéraire. De sorte qu’on ne peut même pas arguer de la spécialisation stylistique pour en faire des emblèmes de clan, les sculptures n’étant jamais recueillies au lieu où elles ont été sculptées, le sculpteur pouvant en outre venir sur invitation d’un autre lieu. L’existence de chefferies héréditaires particulièrement fortes n’est nullement liée à un type de sculpture, le symbole de telles chefferies pouvant être un petit arbre, aux racines dégagées, et placé, en faîtage, les racines en l’air. La caractéristique la plus intéressante de l’art néo-calédonien est le développement des traits du visage, superposés verticalement sur certains types très achevés de faîtage de case. Une parenté fonctionnelle et une certaine parenté stylistique existent avec l’art maori de Nouvelle-Zélande.

Vanuatu

Des anciennes Nouvelles-Hébrides, moins cohérentes du point de vue artistique que la Nouvelle-Calédonie voisine, émergent des aires stylistiques qui s’opposent par la technique de reproduction des traits du visage et du corps humain. Dans l’une, des lignes en creux, profondément gravées autour d’un cylindre, circonscrivent des volumes qui affleurent au même niveau (Sud-Malekula); dans l’autre (Nord-Ambrym), une taille plus hardie propose des formes en très haut relief pour le visage inscrit dans un croissant, alors que le corps rigide, aux bras serrés, aux jambes parfois en semi-flexion, fait penser plutôt au premier cas; dans l’intervalle (Nord-Est et Est-Malekula), les membres, légèrement décollés ou séparés d’un corps presque cylindrique, portent une tête fine aux angles aigus; enfin (Nord-Malekula), une représentation géométrique du visage, aux traits pédonculés issus de cuvettes verticales, n’est pas la moins spectaculaire. Affirmer que la première région serait la plus primitive n’aurait aucun sens; c’est une de celles qui sait sculpter la pierre, et il s’agit là d’une pierre dure, corallienne le plus souvent, alors que les sculptures du Nord-Ambrym ou du Sud-Pentecôte sont faites de tufs volcaniques plus tendres; mais c’est surtout la région qui a mis au point une technique de modelage, à base de matériaux exclusivement végétaux (fibres et sèves mélangées), permettant de réaliser des mannequins funéraires (rambaramb aux pieds de bambou, au corps taillé dans la base d’un tronc de fougère arborescente, aux bras formés de feuilles de bananiers enroulées, le tout surmodelé comme l’est le visage sur le crâne sec du mort dont il représente les traits), ainsi que des masques, des coiffures cérémonielles et les mannequins de toutes tailles d’un théâtre d’animation.

Il faut remarquer l’existence d’aires vides, n’ayant produit que des formes qui apparaissent mineures: massues, ceintures de tapa peintes, et où la recherche esthétique semble naître plus au niveau des manifestations collectives, tant par la mise en scène que par le maniement des accessoires. Tel est le sud de l’archipel (Eromanga, Tanna, Anatom). L’extrême nord, les îles Banks, offre un style extrêmement dépouillé, qu’il s’agisse de sculptures en relief ou de dessins sur bois rehaussés de teintes plates, qui s’harmonisent dans une certaine mesure avec le trait des tatouages corporels, anciennement développés à partir d’Aoba vers le nord, alors qu’ils restaient fort modestes plus au sud.

Un des problèmes spécifiques posé par l’art du Vanuatu est celui des sculptures sur fougères, connues depuis longtemps, mais dont une publicité abusive a jeté il y a dix ans sur le marché, à des prix fabuleux, bien plus d’exemplaires faits à bon marché pour la vente aux Blancs que de pièces authentiques. Le sculpteur local utilise pour matériau la souche du tronc de fougère arborescente, souche qui est plus épaisse au bas et qui, retournée, fournit la base d’une sculpture en pied ou de la représentation d’un visage destiné à être vu à l’horizontale et par-dessous. La masse de brindilles dures, imputrescibles, mais individuellement cassantes, résiste mal à la lame de pierre qui l’écrase, alors qu’elle se coupe à la lame métallique. On a donc quelque raison de penser que, rendue possible par l’introduction dans les Nouvelles-Hébrides dès la fin du XVIIIe siècle de fragments de cercles de tonneaux aiguisés servant de lame d’herminette, cette technique, aussi curieuse que réussie, imitant les sculptures de pierre ou de bois, date peut-être du contact européen; elle n’est pas sans rapport avec l’utilisation ancienne de fragments de fougères pour la construction des mannequins et d’autres pièces surmodelées.

Nouvelle-Irlande

La Nouvelle-Irlande est une des grandes inspiratrices de l’art occidental contemporain. Cubistes et surréalistes s’en sont nourris, grâce à la fréquentation assidue du musée d’Ethnographie du Trocadéro et des premières grandes collections particulières. On n’a pourtant pas osé comparer dans le détail la technique la plus ancienne et celle de ceux qui s’en sont inspirés. Le rôle spécifique de la Nouvelle-Irlande pourrait bien être lié à la qualité du dessin, à l’habileté du maniement de la couleur, ainsi qu’à la double opposition, d’une part entre la sculpture principale et la gracilité des ajouts, d’autre part entre les surfaces à teintes plates et les surfaces couvertes d’un hachuré minutieux. Ailes et becs d’oiseaux stylisés recouvrent parfois d’un réseau aérien des visages (masques) ou des corps humains massifs. Certaines pièces, de composition plus aisée, comportent à la fois des éléments symétriques et des personnages et animaux stylisés. L’effet ornemental est prodigieux. Au bois, l’artiste a su ajouter les moyens assurés par la maîtrise de la fibre et de la technique de la chaux. Si l’on n’a pas su encore utiliser celle-ci pour l’architecture – il faut dire que la végétation ambiante n’a pas été détruite au point de forcer à la recherche de substituts et qu’elle fournit des matériaux de construction parfaitement satisfaisants –, on a su en faire des volutes blanches tranchant à la fois sur un cimier en fibres teintes et sur les couleurs du visage. Toutes ces pièces font partie d’un ensemble, placé dans une sorte de vitrine cérémonielle ouverte, composant le tableau des thèmes classiques de la mythologie locale, ensemble commandé aux meilleurs sculpteurs par ceux qui le présenteront en public et en tireront un bénéfice en prestige, dans le cadre d’une cérémonie de commémoration funéraire.

Dans les collines du centre de l’île, des sculptures massives, bisexuées, moins rythmées mais très puissantes, diffèrent des œuvres précédentes par leur décor peint, tout en leur étant stylistiquement apparentées au niveau de la sculpture proprement dite. Ces sculptures ne pouvaient êtres vues par les femmes.

Les collines Maprik

Le style Maprik (monts du Prince-Alexandre au-delà des premières collines bordant, au nord, la vallée moyenne du fleuve Sepik en Nouvelle-Guinée) n’est pas sans parenté avec celui de la Nouvelle-Irlande, de par l’importance du décor coloré, placé cette fois exclusivement sur des personnages à faible relief ou sur de grandes plaques végétales; il se caractérise par l’opposition entre les teintes plates et les zones très finement hachurées. Le cadre dessiné ou sculpté, de figures humaines le plus souvent, passe d’une figuration quasi abstraite à des thèmes ultra-réalistes: autant le visage est plat et stylisé, autant le phallus est proche d’une représentation quasi médicale (on distingue les bonnes sculptures des mauvaises par la qualité du pénis, qui doit être dépourvu d’angles ou de facettes, sa courbure inégale lui donnant une apparence de souplesse et de naturel). Les personnages féminins peuvent être représentés en train d’accoucher.

Les masques en vannerie de la même région, représentant une faune à la limite entre l’homme et l’oiseau, suggèrent des éléments du visage traités, en relief ou à jours, en formes décoratives dont l’interprétation n’est pas toujours aisée.

Depuis vingt ans, il s’est produit une accumulation de mauvais Maprik, fabriqués sur commande, exportés par milliers, et dont les donateurs naïfs et généreux ont encombré les musées du Nouveau Monde. Il convient de regarder avec attention les sculptures provenant de cette zone. En allant vers le Sepik, on trouve un style apparenté (dont les premières pièces attestées ont été mises sur le marché par la Mission catholique dite de Roma) et qui se caractérise par des formes plus acérées, des corps ajourés munis d’appendices en crochets et d’un décor coloré où le vermillon est moins dominant. Ce style constitue un intermédiaire entre les techniques plastiques Maprik et celles de la région du fleuve Korewori.

L’aire Washkuk

Les œuvres de l’aire Washkuk ou Kwoma (région d’Ambunti, Nouvelle-Guinée) portent un décor coloré moins élaboré, à traits larges, parfois hésitants, alors que la technique sculpturale donne une fausse impression de primitivité. Les corps humains ou animaux placés dans toutes les positions – on joue beaucoup de l’inversion –, portent, au visage en particulier, une série d’éléments pédonculés dont la fonction est d’accrocher la lumière – celle des flammes qui dansent – à l’intérieur des cases des hommes fermées au jour. On fait trop peu attention, dans les analyses stylistiques de ces régions, à la façon dont le sculpteur a su s’adapter aux moyens dont il disposait pour éclairer ses pièces. L’astuce des décorateurs occidentaux, qui usent de spots placés au ras du sol pour éclairer des œuvres dont la création tenait compte d’une lumière verticale, fausse la plupart du temps l’appréciation des valeurs relatives des volumes. Dans le cas des Washkuk, ils auraient pour une fois raison.

Le fleuve Yuat

L’opposition entre ce qu’il est convenu de désigner du terme de Moyen-Sepik (entre Angoram et Ambunti) et le cours inférieur du fleuve Yuat (la moyenne vallée étant inhabitée), en Nouvelle-Guinée, est une des plus intéressantes à analyser qui soit. Les gens du fleuve Yuat sont les Mundugumor, décrits par Margaret Mead. On sait depuis cet auteur qu’ils sont, au moins pour une part, venus à une date récente des hautes terres, où ils n’ont laissé aucun témoignage révélant qu’ils aient eu, en aval, un art plastique comparable à celui qu’ils ont créé plus tard dans leur nouvel habitat. Il apparaît d’ailleurs difficile, faute d’étude détaillée, de séparer ce qui est Mundugumor de ce que l’on trouve à l’intérieur du pays circonscrit par les rives droites du Yuat et du Sepik, en amont et en aval de leur confluent. Margaret Mead ayant séjourné sur la rive du fleuve et non dans les terres marécageuses de l’intérieur, elle n’a pu faire la distinction entre ce qui pouvait être proprement Mundugumor et ce qui pouvait être la réinterprétation du style préexistant dans la région, dont la caractéristique principale est la projection de la tête et du visage en avant des épaules, à l’extrémité d’un cou puissant, recourbé et anormalement allongé. Le visage, inscrit dans un ovale en pointe vers le haut, se place entre le bourrelet bien dessiné des arcades sourcilières et un menton aminci sur les bords duquel s’attache une armature de sparterie destinée à la fixation d’une barbe de vrais cheveux humains. Les yeux profonds reçoivent un cauri; le nez busqué est, avec la bouche, l’élément le plus réaliste. Les oreilles, remontées, portent une série de vraies pendeloques en écaille de tortue; un plumet nimbe, comme d’un diadème, la tête de plumes de casoar. Les bras sont écartés du corps et les jambes courtes. Le phallus, proéminent, dressé à la verticale, offre un axe interrompu dont l’extrémité est traitée de la même manière que les mains. De tels personnages, sculptés au sommet de bouchons de flûte cérémonielle, aussi stéréotypés que réussis, représentent un des plus beaux succès de l’art océanien. Ils seraient dans une certaine mesure comparables aux statuettes polynésiennes de mêmes dimensions d’Hawaii, des îles Cook ou de Tonga, par le dépouillement de la traduction plastique de la forme humaine. Des masques en bois, au visage plat, d’où émergent arcades sourcilières et nez puissant, sont ornés sur le pourtour de coquillages entiers ou de plus petits masques peints, de pendeloques sculptées de visages humains, rassemblés en une chaîne accrochée en couronne inversée sur le front. Dans d’autres exemples, le visage humain est constitué de fragments de coquillages sertis dans une résine végétale et accrochés à une armature en vannerie. Malgré cette floraison de modèles, il semble que l’art Mundugumor ait peu évolué. Les grandes sculptures à têtes projetées vers l’avant semblent autant Mundugumor que Yuat, exemples monumentaux d’un style qui marque de son empreinte toute la région basse.

Le Moyen-Sepik

Face à la permanence plastique Mundugumor, le Moyen-Sepik offre le plus grand nombre d’innovations. Il faut reconnaître que cette désignation commode est avant tout géographique, que son contenu est mal défini et qu’elle recouvre, sinon une méconnaissance des pièces – elles sont plusieurs milliers, dont la plupart n’ont été ni décrites ni publiées –, du moins une grande ignorance du détail des variations stylistiques. Il y a en effet tout lieu de croire que les emplacements actuels des villages ne sont pas très anciens. La matière est si riche qu’elle mériterait une étude diachronique, à partir de la littérature spécialisée allemande en premier lieu, et fondée sur les collections datées de la même époque, pour proposer une première répartition stylistique, avant d’en définir une autre pour les années trente, puis une dernière pour les années cinquante. Il s’agit là d’un énorme travail, qui seul permettrait d’utiliser toute la documentation accessible et éviterait l’habituelle confusion des descriptions courantes, qui, faute de mieux, en sont réduites à considérer l’art du Sepik comme le donné global d’un peuple sans histoire.

Pour le moment, l’art du cours moyen du Sepik se définit par rapport aux témoignages esthétiques côtiers, plus stéréotypés, à l’art du Yuat entrevu et à la vacuité rencontrée sur le cours supérieur du fleuve.

Quand on a pu examiner quelques centaines de pièces on est convaincu d’être en présence d’un des hauts lieux de l’imagination plastique, tant l’innovation y est multiple et constante, échappant aux possibilités d’une description et résistant à toute tentative typologique. Décrire les pièces les unes après les autres ne peut qu’appauvrir la réalité. Il est de fait qu’on se trouve dans une région où existait une véritable prime à l’innovation, le prestige de l’individu dépendant, entre autres, de la nouveauté des pièces sculptées qu’il arborait sur lui, ou chez lui, ou auxquelles il participait du fait de son groupe. La notion de propriété esthétique était tout à fait développée, à tel point qu’on achetait éventuellement le droit de reproduction, à moins qu’on ne s’en emparât de vive force en éteignant les protestations de l’intéressé par un meurtre; le simple pillage permettait d’ailleurs de transférer une forme à distance et de lui donner une fonction nouvelle, sans se préoccuper de celle qu’elle pouvait avoir au point d’origine. La faculté d’acquisition pouvait d’ailleurs porter sur un seul élément d’un ensemble, élément qui participait alors à la recomposition d’une forme complexe différente de celle d’où il était issu en premier. Le prestige étant partagé entre le créateur et l’acheteur de toute œuvre particulière, une telle situation, qui ne nous dépayse pas, nous permet d’entrevoir la raison de la véritable explosion plastique qu’ont léguée les riverains du Sepik.

Moins difficile à suivre est la convergence de styles divers, le long du Sepik, qui créaient à proximité de son cours médian un réservoir de formes d’où l’on pouvait tirer les éléments de compositions renouvelées en permanence. On commence seulement à connaître les aires stylistiques. Encore attend-on pour chacune l’ouvrage définitif qui lui fera justice: Murik Lagoon, Ramu, Grass Country, Keram, Korewori, Tshuosh, Iatmul, Tchambuli, Abelam, Washkuk, Maprik. On se reportera, pour le détail, aux excellents travaux de l’école de Bâle (Félix Speiser, Paul Wirz, Alfred Bühler) qui a pris, avec persévérance, la relève des précieuses études allemandes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Des contributions sont annoncées en provenance du musée d’Ethnographie de Bâle, s’ajoutant aux efforts récents et combien utiles des musées de Berlin et de Dresde. La publication de la monographie de A. Forge sur l’art Maprik sera la première étude définitive sur l’art du Sepik de la plume d’un spécialiste anglais – tant le mépris de Malinowski pour les études de culture matérielle a influencé l’anthropologie britannique.

Les objets sculptés classiques du Sepik forment une liste impressionnante: propulseurs rigides de sagaies en bambou munis d’une petite pièce en bois, qui est généralement l’élément d’un bestiaire élaboré; trompes en bois; tambours monumentaux; tambours portatifs en forme de sablier, à la poignée sculptée et au corps en partie couvert d’un décor gravé; tabourets aux pieds sculptés, pour la grande case ou la pirogue; tabourets de grande taille dits d’orateurs, où l’on ne s’assied pas, mais dont on frappe la surface d’un bouquet de feuilles pour scander la fin d’une période déclamée; poteaux sculptés de grande case, aux figurines masculines en pied; sculptures féminines aux jambes largement écartées, cachées sous le toit; avants de pirogue sculptés; masques portés en bois ou en vannerie, ces derniers représentant souvent un animal; masques en vannerie dits de pignon, pratiqués à même la texture du fronton de la grande case des hommes, en bois, en feuilles de latanier; lances sculptées de visages ou de personnages humains s’ajoutant au décor gravé; poteries ordinaires pour la conservation du sagou (fécule de la moelle d’un palmier, le sagoutier); poteries cérémonielles pour mettre au faîte des cases, les unes ou les autres présentant visages ou personnages en pied, têtes de porc ou oiseaux; mortiers à bétel; soutien-nuques reposant sur des personnages debout ou contorsionnés; spatules à chaux dont la partie supérieure, sortant de la gourde en bambou, porte des sculptures merveilleuses de finesse; bouchons sculptés d’animaux ou de personnages, pour flûtes d’initiation...

La Papouasie

L’art du golfe de Papouasie pourrait être considéré comme aux antipodes de l’art du Sepik. Il l’est dans la mesure où son recours à la ronde-bosse n’est guère démonstratif, n’atteignant pas l’étourdissante maîtrise des créateurs Sepik. Une comparaison un peu attentive amènerait à trouver des points communs, en particulier dans le traitement de l’espace sous-orbital. La forme humaine est toujours à la base du décor, quoique souvent réduite au visage; en réalité, les thèmes figuratifs ou ornementaux s’ordonnent autour de deux points, la bouche et le nombril, parfois réduits à une expression si simplifiée que seule la comparaison permet de déterminer de quoi il s’agit. Sur les tablettes pisciformes sculptées, dites gope , deux jambes réalistes dépassent d’un corps et d’un visage aplati, démesuré, traité à la manière des masques en tapa tendu sur une armature de baguettes de bambou, comme si l’on représentait le porteur de masque, le personnage mythique figuré – dans la mesure où il y en eut un – étant le même sur ces tablettes et sur ces masques.

D’un bout à l’autre d’une vaste région de deltas et de marécages, on a affaire à la même représentation humaine, un corps de crocodile se substituant parfois au corps humain suggéré, où les motifs en crochets représentant les membres se transforment en véritables crochets dépassant la plaque de bois ou inscrite en elle par des ajours.

Le même décor en champlevé se retrouve sur des coques de noix, sur des ceintures d’écorce, sur des figures humaines plates découpées et même sur les rares statuettes en ronde bosse. L’opposition, entre d’importantes surfaces blanches creusées et passées à la chaux, et les traits en creux rouges ou les traits en relief noirs, est constante.

La côte Asmat

L’art Asmat a été révélé à un public d’amateurs éclairés au lendemain de la Libération, en même temps que la Hollande s’intéressait de plus près à sa possession perdue de la moitié ouest de la Nouvelle-Guinée. Ses caractéristiques ont provoqué un tel engouement que très vite la production locale s’est commercialisée. Les figures, taillées le plus souvent dans du bois tendre, avec des rehauts d’ocre en surface et de chaux dans les creux ménagés, sont décharnées, leurs formes recroquevillées s’harmonisent avec les racines aériennes des arbres de la mangrove. On connaît de cette région des boucliers fortement colorés, où un motif répété, en forme d’oiseau, astucieusement organisé de façon à délimiter par superposition des visages humains, serait la représentation de la grande chauve-souris ou roussette; des avants de pirogue à personnages individuels ou à scènes érotiques, traités en plan ajouré; des personnages doubles, accroupis l’un sur l’autre, où l’on peut voir, selon son humeur et les traits plus ou moins appuyés de l’œuvre, un couple enlacé, ou bien la mère et l’enfant.

Les très grands ensembles, dits uramon , représentent l’équipage de la pirogue des morts, ramant dans des directions opposées, de part et d’autre d’une énorme tortue grandeur nature. Les grands mâts, faits d’arbres inversés, portent un décor ajouré soutenu par un ou plusieurs personnages en cariatides superposées. Des masques, sortes de casaques en vannerie souple, portent des ornements en bois, représentations plates, tout juste esquissées, du casoar, ici oiseau mythique. Toutes ces pièces seraient liées directement à la fois à la chasse aux têtes et au culte des morts, qui consistent à protéger les vivants de la colère éventuelle des victimes du meurtre institutionnalisé.

Baie de Gheelvink

La côte nord de la Nouvelle-Guinée occidentale est centrée sur une très grande et très large indentation, dite baie de Gheelvink. Le style de cette aire est celui de toute la région; il se place dans une série qui se prolongerait dans les parties marginales de l’Indonésie, qui semblent avoir offert une résistance culturelle tenace aux influences hindouistes puis musulmanes. L’économie des moyens employés fait hésiter à porter un jugement de valeur esthétique. Est-ce un art fruste, un art brut? Serait-ce plutôt le résultat d’une évolution millénaire, le dernier écho précis des vagues humaines successives qui ont submergé l’Asie? Il ne le semble pas non plus, tant les mêmes éléments – traitement de la tête et du corps accroupi, décor géométrique aux lignes courbes enchevêtrées – se retrouvent analogues plus à l’est, dans l’aire Massim, aux îles Salomon, sinon en Nouvelle-Zélande. Mais ici, le métal est connu depuis fort longtemps et l’on y échange, à l’heure des mariages, perles de verre et vieilles porcelaines chinoises, entières ou cassées. La baie de Gheelvink était d’ailleurs l’habitat de hardis pirates, qui allaient enlever marchandises et femmes aussi sur les côtes des îles Moluques. Le délicat ajourage des avants de leurs pirogues est fait à partir d’une planche à l’épaisseur régulière et les angles entre la surface et les côtés sont aussi droits qu’on pourrait l’exiger.

Les korvar , qui ont, pour plusieurs auteurs, fourni le nom affecté à cette aire stylistique, semblent être des reliquaires participant au culte des ancêtres. De rares pièces portent au bout du cou, en guise de tête, une cuvette destinée à être le réceptacle d’un crâne sec.

À l’est, les îles Merat sont connues pour des pièces sculptées multiples – oiseaux frégates, poissons et visages ou personnages humains superposés – qui sont destinées à être chevillées à l’avant des pirogues.

Nouvelle-Bretagne

L’île de la Nouvelle-Bretagne rappellerait la Papouasie dans la mesure où ses œuvres maîtresses restent encore en partie des masques de tapa sur une armature de rotin léger, exécutés par les Baining, habitants des premières pentes montagneuses en arrière du riche pays des planteurs de cacao de la région de Rabaul. De cette région même, qui correspond à l’aire culturelle Sulka, proviennent des masques d’un rose étonnant,n lacis de minces tuyaux de moelle entrelacés de fibres résistantes. D’autres régions de Nouvelle-Bretagne ont laissé des masques en tapa où l’esprit de création se manifeste tout autant. On les trouve dans de rares collections de musées allemands et hongrois, en particulier à Budapest. Les Baining offraient des crânes surmodelés à la face entourée d’une collerette accentuée surtout vers le bas par une barbe schématisée au moyen de traits de couleur, allongeant ainsi le visage tout en accusant les pommettes, prises entre les traits peints du pourtour du visage et ceux qui limitent la surface sous-orbitale.

Le golfe Huon

À l’abri de barrières montagneuses, la région du golfe Huon présente une particularité. Des relations privilégiées pour les éléments plastiques de sa culture tout au moins, se sont établies bien plus avec l’extérieur qu’avec les régions voisines de la Nouvelle-Guinée proprement dite. C’est-à-dire que la production locale entre dans un système d’échanges qui englobe les îles au large et les côtes sud et est de la Nouvelle-Bretagne, et qui n’est pas sans échos bien plus loin, en Nouvelle-Irlande, au Nouveau-Hanovre et aux îles de l’Amirauté. Les influences se manifestent aussi bien en un sens que dans l’autre.

Si les plats du golfe Huon et de l’île Tami sont exportés au loin, les masques en tapa tendu de rotin de l’île Tami se placent aisément dans la lignée de ceux des parties orientales et insulaires de la Nouvelle-Bretagne.

On a beaucoup fait état de l’aspect stéréotypé de l’art du golfe Huon, avec ses visages humains traités de façon homologue, les têtes enfoncées dans un corps ramassé, en flexion sur les membres inférieurs. Cela semble, au même titre qu’aux îles de l’Amirauté, le fait de spécialisations locales, impliquant l’existence d’un artisanat institutionnalisé au sein d’un système d’échanges proches et lointains. Mais les corps disloqués qui supportent les appuis-tête présentent autant d’invention plastique que dans d’autres régions, et certaines pièces, telles les louches ouvertes sculptées à nourriture, apparaissent comme des réussites uniques, par la superposition d’un décor à la fois en relief léger et gravé à une forme perfaitement fonctionnelle. Le bestiaire, toujours très stylisé (oiseaux, serpents), où les teintes plates s’opposent à des traits gravés incrustés de chaux, fait penser à la Nouvelle-Guinée, avec laquelle la région du golfe Huon est en contact par les prolongements occidentaux du cycle kula , qui avait été artificiellement restreint par Malinowski à un univers clos.

L’aire Massim

L’art dans l’aire Massim pose un problème particulier. La technique de représentation symbolique du bestiaire plaqué à la surface des spatules à bétel, en particulier, est très proche des réussites de l’île Tami. Si l’on passe aux pièces de prestige, à valeur cérémonielle, comme les avants de pirogue, on se trouve en présence d’une sorte d’épanouissement des thèmes élaborés à partir du corps, de la tête et du bec de l’oiseau frégate, dont l’origine n’est pas toujours aisément discernable. Les attributs tenus en main par les danseurs, faussement intitulés boucliers de danse, comportent le double thème de la frégate et du poisson, bien compréhensible pour des navigateurs. Quant au traitement du corps humain accroupi et de son visage, il rappelle curieusement celui des korvar .

On pourrait à bon droit se demander jusqu’où ont été les influences indonésiennes, s’il n’était pas scientifiquement abusif de penser que le point de départ d’une chaîne de relations doit toujours être une culture que nous plaçons à un niveau élevé dans notre hiérarchie naïve des civilisations. Rien ne prouve que les choses n’ont pas été en sens inverse, comme le facteur de la mode l’a si souvent montré en Europe depuis les croisades. Et tout porte à croire que, tout au long des côtes relativement hospitalières, à quelques centaines de mètres en profondeur du moins, du nord de la Nouvelle-Guinée, les influences conjuguées ont toujours joué de manière ambiguë.

Nouvelle-Zélande

L’art maori de la Nouvelle-Zélande, bien loin de l’extrémité sud-est de l’arc des îles mélanésiennes, pose une question du même ordre, de par son goût pour la spirale et un décor gravé avec un motif en S dont la répétition se retrouve en divers points de la Nouvelle-Guinée. Une fois repoussée la vieille explication migratoire, on ne peut envisager de répondre qu’une fois effectuée une analyse diachronique de cet art portant sur les deux derniers siècles de façon à établir une chronologie des techniques et des thèmes, au détail près, qui puisse être mise en corrélation avec les leçons de l’archéologie. On reconnaît aujourd’hui que l’introduction du fer a provoqué cette transformation du décor, par la possibilité matérielle qu’offrait ce métal de remplacer la sobriété par la floraison et la multiplicité, et que la description synchronique de l’art maori n’a plus grand sens.

C’est là, en résumé, le grand problème de l’art océanien: la nécessité de dépasser notre connaissance fragmentaire actuelle. Toutes les tentatives de ces dernières décennies ont montré que l’entreprise était fructueuse.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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